Mi-juillet.
Il fait chaud dans les rues de BigCity. Chaud mais pas étouffant, moyennant un épisode de foutage de gueule météorologique qui les jours précédents a résolument rafraîchi l’atmosphère. La soirée est belle. Les terrasses sont bondées, principalement par des touristes. Les bigcitisiens sont allés travailler leur mélanome au bord des plages lointaines, non sans avoir préalablement déposé Mémé aux urgences pour «altération de l’état général». Tous ? Non. Quelques irréductibles autochtones demeurent dans les parages pour remplir les lignes de garde des services de secours.
7 d’entre-eux (dont 3 rouges et 4 blancs, ce qui fait rose clair) font les beaux avec leurs uniformes sous le regard admiratif des chalands, au prétexte d’installer un homme dans un camion rouge qu’escorte une voiture blanche avec écrit «SAMU» en gros dessus. Et zou, direction les soins intensifs de cardio du CHU.
Le patient est stable. Chiant mais stable. La postérité ainsi que la recherche des précédents passages dans l’informatique hospitalière révéleront qu’il aime surtout beaucoup la morphine, et qu’il a fort bien saisi que les péricardites pouvaient récidiver. Une fois aux soins intensifs, votre blogueuse blanche avec des lunettes de soleil saisi son stylo offert par l’industrie pharmaceutique pour tracer les détails de son intervention à l’attention de l’équipe qui prendra le relais dans la prise en charge. La cardiologue sénior n’est pas là pour écouter les transmissions. En effet elle tune (tuner : mettre plein de beaux tuyaux et de jolis équipements) un patient instable dans le box adjacent. Comme c’est ma cardiologue préférée, je ne me formalise pas.
Dreling dreling dreling
A la 3e ligne du roman compte rendu d’intervention, v’là ti pas que le SAMU m’appelle.
«Ui allo on a besoin de toi pour un arrêt de 50 ans à Saint-Minusculebled sur Très-Très-Loin.»

L’équipe SMUR prend le départ
La feuille d’intervention se transforme en torchon sur lequel est gribouillé «Péricardite. Stable.» Ramassant en vrac l’externe, mon stétho et le scope, je sprinte vers l’ascenseur accompagnée par Vroumette et Piquie. (Vroumette est une ambulancière qui me pratique depuis mon externat et arrive encore à me supporter ; Piquie est une infirmière anesthésiste qui était arrivée au SMUR pendant mon congé mat exprès pour m’éviter et avec laquelle j’effectuais ma première garde).
2 secondes pour lancer à la cardiologue géniale et occupée que «Désolée, on part sur un arrêt de 50 ans». Elle me répond «À toute à l’heure, alors !», étant donné qu’avec sa double casquette cardio + réa, l’arrêt de 50 balais ramené plus ou moins vivant par le SMUR, c’est forcément pour sa pomme.
C’est parler sans savoir. J’ai pas le temps de le lui dire, mais je le pense instantanément à sa réplique.
Certainement pas à tout à l’heure, non. Un arrêt, fut-il de 50 ans, à Saint-Minusculebled sur Très-Très-Loin, ça s’appelle un mort.
Parce que Saint-Minusculebled c’est vraiment à l’autre bout du monde. Tu vois l’Île de Pâques ? Ben c’est après, sur la gauche. Et que jamais jamais tu peux espérer qu’il y ait encore du cœur voire du cerveau vivant vu le temps que va mettre le SMUR à arriver, et encore moins jamais tu peux ramener le type en l’état pour le mettre sous ECMO en étant dans les délais. [NDLR : lorsqu’un arrêt cardiaque «réfractaire» au début de la réanimation spécialisée a néanmoins des critères de bon pronostic, on peut sous certaines conditions le ramener en continuant le massage cardiaque et tout le bordel réanimatoirosmuresque jusqu’à un plateau technique permettant la mise en place d’une circulation extracorporelle particulière appelée ECMO dans l’idée qu’une fois la cause traitée (bouchage d’artère, etc) le cœur du patient puisse à nouveau assurer son rôle et que le cerveau n’ait pas déposé un préavis de grève illimitée. Une des conditions sinequanone est le délai entre la survenue de l’arrêt cardiaque et la mise en place d’ECMO. Ce délai varie d’un centre à l’autre de quelques minutes, mais dans tous les cas quand t’es à Saint-Minusculebled sur Très-Très-Loin, ce délai maximal tu l’as déjà pulvérisé avant d’avoir aperçu le patient.]
Vroumette enfonce l’accélérateur dans le plancher de la blanche voiture tandis que la régul me rappelle pour me préciser l’adresse de l’intervention. J’en profite pour leur rappeler que nous sommes la seule équipe, qui, ce soir là, ne dispose pas d’une planche à masser dans le coffre. Une planche à masser, c’est comme un pompier qui fait le massage cardiaque, mais en infatigable (sous réserve de batteries chargées) et beaucoup, beaucoup moins sexy.
La régul le sait. Me propose la stratégie suivante : j’arrive, je mets un tube, et si la capno est bonne, je préviens. Là, le pédiatre-smuriste aura achevé l’intervention sur laquelle il est, aura rendu propre l’hélico avec lequel il était allé sauver la vie d’un petit nenfant, et on pourra m’envoyer l’hélico avec une belle planche à masser dedans sur le stade de LoindetoutsaufdeMinusculebled, village à 5 km de Saint-Minusculebled. Supposant que par voie aérienne on pourrait être dans les délais d’ECMO, quitte à mentir un peu au réanimateur sur l’heure de l’arrêt cardiaque. La capno est un chiffre que ton scope t’affiche (si t’as mis le capteur, hein) une fois le patient intubé et qui dans le cadre de l’arrêt cardiaque, est un reflet de si il reste des cellules vivantes dans le patient ou pas. Ça te dit pas si il s’agit de cellules du pied, du cœur, du cerveau ou du prépuce ; mais si la capno est pourrie anyway ça sert à rien de réanimer l’absence de cellule sauvable.
C’est la fête annuelle à Saint-Minusculebled sur Très-Très-Loin.
Autant vous dire : un bordel sans nom. Une fête typique de nos villages qui sentent bon le terroir et le Journal de 13h sur TF1. Une fête assez renommée dans le canton, voire au delà, pour qu’elle attire une population nombreuse. D’ordinaire, Saint-Minusculebled compte dans les 300 âmes, et encore si on recense le chien moribond du facteur. Eh ben lors de la fête, plus de 3000 personnes envahissent les ruelles communales. 3000 ça vous parait ridicule ? ET BIEN MULTIPLIEZ LA POPULATION DE N’IMPORTE QUELLE VILLE PAR 10 ET CONSTATEZ LE BOXON QUE ÇA FOUT.
Et où se situe l’intervention ??? Sur la place centrale du village. Ben voyons. C’était trop simple, sinon.
Or, Mr le Maire de Saint-Minusculebled a prévu les choses en grand. En tellement grand qu’il est convaincu qu’une attaque terroriste est à craindre. On sait jamais que Daesh entende un jour parler de Saint-Minusculebled et que les mecs se disent «Tiens, on va faire un coup d’éclat, on va s’en prendre à 3 vaches et 2 bouseux, ça va faire trembler l’Occident.» [Là où Mr le Maire n’a pas tort, c’est que la connerie de ces types étant sans limites, on sait jamais.] Bref. 3000 personnes + ou – un bon millier, et des pelletées de gendarmes. Des gendarmes partout. Partout partout partout.
Vroumette ralentit. Nous abordons la bourgade. Des bagnoles de noctambules garées sur le bas coté jusqu’à des kilomètres. Et des gendarmes. Un gendarme tous les 3 mètres depuis l’extérieur du village jusqu’à la Place de L’Eglise-Ou-De-La-République, contenant les promeneurs, nous laissant une voie royale pour circuler. Nous nous engouffrons dans les rues inondées de fêtards comme dans une avenue avec un tapis rouge dressé par tous ces gendarmes. Le frein à main est enclenché à 3 mètres du patient.
Ça se passe là. La chaleur estivale. L’odeur de paella, de bière renversée, et de barbapapa mêlées. Le vacarme de la foule largement couvert par les 120 décibels de variétoche que crachent de gigantesques baffles à quelques mètres de nos tympans agonisants. L’obscurité de la nuit contrastant avec les néons multicolores des manèges-attrapez-le-pompon.
Il est là.
Au sol, entouré d’une poignée de gars qui massent.
Je descends de la VL. Un type m’escorte en hurlant à mon oreille (ce qui me permet de l’ouïr à peine) : «On en est au 10e choc. Il ventile.»
J’acquiesce d’un air reconnaissant tout en songeant «Mais oui mais oui. Il gaspe.», convaincue qu’au 10e choc tu respires certainement pas, et que si tu gaspes c’est déjà pas mal.
Prenant la direction des opérations en m’agenouillant à la tête du patient, je distribue les instructions. Chaque ordre est transmis de proche en proche par hurlements, ce qui permet au type qui est à 2 mètres de moi de savoir quoi faire moyennant 3 intermédiaires. La sono fortissimo chante «Le lion est mort ce soir». [Véridique.]
À la bande de mecs qui massent : «On continue le massage et on garde le DSA». [J’aime bien garder le défibrillateur déjà en place, dont les cycles rythment la réanimation entreprise avant notre arrivée.] À Vroumette et Piquie : «Une voie veineuse. Aspegic 250 IVD. Cordarone 300 IVD. Le reste on verra après.» Il me semble que l’arrêt cardiaque de 50 piges qui fibrille, c’est un infarctus jusqu’à preuve du contraire, donc aspirine et on discutera ensuite. Quant à l’adrénaline, je m’en carre en l’état. À Ptiote, mon externe : «4 brins et passe moi la capno». Ce faisant j’attrape la poche intubation du sac de matos, et me prépare.
Le jeune gars qui a l’oreille collée au haut parleur du défibrillateur me fait un signe de tête. Je lance : «Check point rythme. Préparez vous à vous relayer au massage». Il est de bon ton de le signaler, mais j’ai constaté que ces gars se relayaient d’une manière absolument parfaite. Très souvent. Sans jamais perdre une seconde. Comme du papier à musique. Et qu’ils ne font pas semblant de masser, les bougres.
L’externe a déjà branché ses électrodes. Le défibrillateur lance son analyse, pendant ces courtes secondes d’interruption obligatoire de massage. Je me penche vers le visage du patient, préméditant l’introduction d’un tuyau dans ses voies aériennes. Un coin de regard rasant son thorax pour aboutir sur l’écran du scope, placé à ses pieds.
Oh le con.
Oh merde.
Il ventile.
Et il fibrille.
Mr G. est assez grand, de gabarit athlétique. Il a les yeux ouverts, pupilles en myosis, regard centré à la verticale. Ça fait bientôt 40 minutes que le massage cardiaque a débuté. Et il ventile. Il putain de respire. C’était donc vrai. Le gaillard qui prodiguait les compressions thoraciques a levé ses mains, le prochain à prendre le relais est déjà prêt, personne ne bouge pendant que la machine analyse le rythme. Le thorax de Mr G. se soulève en de beaux mouvements ventilatoires bien réguliers. Spontanément. Avec une magnifique fibrillation ventriculaire à grosses mailles sur l’écran du scope. Son regard me fixe. L’automate demande à choquer. Le secouriste qui écoute la machine s’exécute en appuyant sur le bouton clignotant. Le regard de Mr G. part à la dérive, un instant. Et se re-centre dans la seconde où reprend le massage.
Okayyyy.
J’arme le laryngoscope et commence à l’enfourner dans le gosier du patient. Ou plutôt j’essaye. J’ai une vision de merde, comme quand la glotte est ascensionnée, je tente de repositionner, et là il serre les dents. Et déglutit.
Mr G. s’était écroulé en passant à table. En face d’une gamine de 18 ans qui est … secouriste. Qui a identifié l’arrêt cardiaque et débuté immédiatement les manœuvres de réanimation. Fait amener le défibrillateur, ainsi que tous ces grands mecs costaux qui font partie de la même équipe de rugby association de secourisme bénévole.
Le massage cardiaque a été tellement immédiat, d’excellente qualité et constant que le cerveau de Mr G. reçoit assez de sang pour avoir des signes de vie alors même que son cœur ne bat pas depuis 45 minutes.
Mon téléphone. Dans ma poche ventrale. Faudrait que je vire mes gants. Vroumette saisit mes intentions, et me le colle à l’oreille en ayant composé le 15. Je réclame l’hélico.
«Combien de capno ?»
J’essaie de répondre mais la saturation sonore ambiante rend mon message inaudible. Dans la foulée, la batterie de mon téléphone rend l’âme.
Vroumette ne se laisse pas décontenancer et fait un appel radio. Se penche vers moi. «Ils veulent savoir la capno».
Putain de bordel. Les conditions rendent l’argumentation impossible. La régul ignore pourquoi je contourne le plan pré-établi. On a encore aucune idée de la capno mais on sait déjà qu’elle est bonne. Si tu déglutis, c’est que t’as des cellules vivantes pour le faire. Alors je ment effrontément en annonçant un «33». L’hélico va décoller.
C’est pas tout mais faudrait arriver à intuber le monsieur. À ma demande, Vroumette et Piquie préparent les drogues. Celles pour endormir les patients pas en arrêt afin de les intuber. Et puis merde. Ça me déplaît trop de risquer de fracasser ce qui allait en injectant une induction. Y’a une autre astuce. Les gars vont se relayer encore au massage (ils le faisaient toutes les minutes). Je demande qu’ils ne le fassent pas tout de suite. Le massage cardiaque assuré par un type un peu plus fatigué, de moins bonne qualité, assure moins d’alimentation sanguine au cerveau. Assez pour qu’il se laisse intuber. Et pam relais. La capno est à 34, comme quoi le mensonge n’était pas si gros. Branchons le respi.
Encore un choc. Puis un autre, au cycle suivant.
Et arrêt de la fibrillation ventriculaire. Ouais mais pour avoir une grande bradycardie qui est trop lente pour irriguer du cerveau. «On continue le massage». Et on enquille un bolus d’adrénaline. Puis un autre au cycle suivant. Le but, clairement, dans mon esprit : le faire à nouveau fibriller pour qu’enfin un choc ait raison de ce rythme et nous ramène du sinusal qui va bien.
Le début de mon plan machiavélique se déroule à merveilles : il re-fibrille. Piquie repousse un bolus de cordarone et commence à ranger toutes ses seringues dans ses 230 poches.
Faut y aller.
Ils sont tous motivés et se transmettent la consigne. Oui, y’a toujours 120 décibels de déchets de l’Eurovision dans nos pauvres oreilles. On ramasse vaguement ce qui traîne, le brancard des pompiers est approché à quelques centimètres, tout l’orchestre s’accorde avant de prendre le mouvement.
La stratégie nécessite d’en trouver un plus léger que les autres pour ne jamais interrompre le massage cardiaque tout en brancardant : au fluet de s’y coller. Je demande à l’un des secouristes quel est leur poids plume. Il me rétorque qu’ils sont tous taillés pareil. Pourtant, j’ai repéré celui qui tient le défibrillateur depuis tout à l’heure. «Et lui ?». Fail. Le moineau dégaine sa main gauche, que je n’avais pas vue. Dans le plâtre.
N’ayant pas encore perdu tous mes kilos de grossesse et retrouvé ma silhouette de déesse, je suis néanmoins la plus fluette de toute la troupe. On va le faire comme dans les films, alors. J’enfourche Mr G. en comprimant aussi régulièrement qu’énergiquement sa poitrine.
C’est la première fois que je parle à un patient en arrêt. Après tout, si son cerveau est suffisamment irrigué pour ventiler, déglutir et fixer du regard, peut-être m’entend-il malgré la torture musicale que nous continuons de subir.
«Monsieur, faut revenir ! Allez, monsieur, revenez !»
Les gars nous soulèvent. Font rouler le brancard sur lequel nous sommes. La foule peut désormais admirer mon gilet de SMUR avec écrit «SAMU Médecin», toi-aussi-fais-ta-belle-tout-en-sauvant-des-vies.
On entre dans le camion rouge. Maintenant qu’on ne brancarde plus, je peux être relevée dans ma tache par un pompier qui prend la suite du massage cardiaque. Il s’agit de se dépêcher. Cependant je fais attendre le convoi quelques instants. La famille. On m’a signalé que l’épouse de Mr G. était présente. Piquie prend le commandement le temps nécessaire à mon absence. Alors que les portes du VSAV se ferment, je sors en me faisant préciser par un des secouristes où rencontrer la dame.
«Elle est là», dit-il en me désignant la foule amassée derrière les barrières dressées par les gendarmes pour nous aménager un espace de travail et de manœuvre de véhicules suffisant. Han han. Ok. Y’a bien 500 dames dont l’age approximatif semble correspondre à l’idée que je me fais de la compagne du patient.
«Laquelle ????»
«Celle avec la robe.» C’est beaucoup plus clair. Seulement 250 femmes ont les yeux rivés vers moi et portent une robe. Me faisant accompagner car incapable de deviner à qui m’adresser, j’aborde une dame entourée de centaines de personnes. Quelques mots rapides pour délivrer le laïus habituel, comme quoi c’est très grave mais on fait tout ce qui est possible, et qu’on va au stade de LoindetoutsaufdeMinusculebled pour rejoindre l’hélico qui nous amènera à GrandHopital de BigCity. Et qu’il ne faut pas qu’on perde de temps. M’enquérissant de signes avant coureurs / d’antécédents / de traitements / de facteurs de risques / de facteur déclenchant, je me retrouve bredouille à l’exception d’un détail : il a fait de la randonnée le jour même. Je laisse le secouriste reformuler en de plus compréhensibles explications, filant rejoindre le patient et l’armée de ceux qui tentent de le sauver.
On démarre. Je ne vois pas la route mais d’après la vitesse à laquelle nous atteignons le stade, le tapis rouge gendarmesque n’a pas perdu en efficacité. Tant et si bien que l’hélico n’est pas encore arrivé. Il y a eu 2 chocs de plus, ce qui fait une quinzaine, mais quand on aime on ne compte pas.
La capno monte en flèche. Ça, classiquement, ça veut dire que le cœur repart. Check-point rythme : en effet. Il bat tout seul. Danse de la joie mentale, et vigilance car ça pourrait, comme souvent, ne pas durer.
On arrête le massage. Piquie imprime un tracé ECG ultra-précoce. Le pouls est très bien frappé. Mr G. vomit abondamment ce qui n’est grave que pour la tenue vestimentaire des secours car la sucette qu’il a dans ses voies aériennes empêche le vomi d’y pénétrer.
Mr G. bouge un bras alors que quelqu’un essuie le contenu extériorisé de son estomac. C’est très bon signe, cette affaire. Je me dirige vers l’arrière du VSAV pour lire l’ECG, sortir en priant Vroumette de me prêter son téléphone, disant à Piquie de préparer et enclencher instamment une sédation (des médocs pour faire dormir le patient, afin de reposer son cerveau). Ce faisant, frôlant involontairement le visage de Mr G., mon gilet provoque un réflexe ciliaire. Bon sang. [Le réflexe ciliaire est un de ceux utilisés pour savoir si une victime «comateuse» est réellement dans les choux ou simplement une bonne simulatrice. Pour avoir un réflexe ciliaire, non seulement il faut du neurone vivant, mais il faut du neurone pas au fin fond des vaps.] Du pic transitoire autour de 70, la capno s’est stabilisée à 39. Magnifique.
Au bout du fil, ma régulatrice est en ébullition. Nous avons en commun de kiffer sa race notre job et d’y mettre nos tripes.
Ne laissant rien au hasard, elle me dicte d’instaurer une sédation ; «c’est en train, Maria [j’ai décidé de la surnommer Maria, voilà]» et veut connaître l’aspect de l’ECG. Ponctue ses phrases de «Super, c’est super». Le tracé, c’est celui d’un énorme infarctus, tronc commun. Cohérent, très cohérent. Mais d’une fiabilité maigre étant donné son caractère précoce. Le cœur vient de repartir, vous voudriez pas qu’en plus il affiche être rétabli de ses tracas ? Anyway : Maria va préparer notre accueil. On m’a raconté a posteriori qu’elle imitait le kangourou par ses bonds incessants en salle de régulation tout en assourdissant ses collègues.
La sédation coule dans les veines de Mr G. La capno est stable. Le pouls régulier et toujours bien frappé. Le brassard à tension fait des siennes ce qui ne m’importune pas. L’hélico pose. Au cas où, pendant le vol, le cœur du patient fasse la vilaine blague de se ré-arrêter, nous installons la planche à masser. Y’aura plus qu’à appuyer sur un bouton pour enclencher les compressions thoraciques mécaniques, si besoin. Piquie a profité de 10 secondes de libres pour mettre en place une 2e voie d’abord veineux (en français, une perf) de calibre nocturosmuresque (un gris, quoi). C’est parti pour le grand déménagement nous établissant dans le ventilateur blanc géant. Le patient, ses perfs, son tube, son respi, ses seringues électriques, la planche à masser, ah oui et la sonde nasogastrique qu’on lui a collé pour pas qu’il nous refasse le coup du vomi.
Ces mouvements ont suffit à déclencher un trouble du rythme : une belle TV. Fait chier, mais en passant de 39 à 38 de capno, j’en déduis qu’il la tolère très bien, cette tachycardie. Pas d’affolement. Mon neurone cherche quel nouvel antiarythmique utiliser, puisqu’on a cramé nos cartouches d’amiodarone, et tombe sur la xylocaïne qui réside au fin fond du sac de matos complémentaire. Et que j’utilise si rarement qu’un terrible doute m’envahit quant à la posologie hantant mes dendrites mnésiques. Merde. Mes tusts sont dans mon téléphone qui est éteint. Re-merde. Vroumette nous amène le fameux sac. Nous sommes prêts à décoller.
«Y’a sa femme, ça serait bien que t’ailles lui dire un petit mot».
J’avoue que l’idée m’a ennuyée. Parce que parasite dans ma réflexion pharmacologique, parce que je ne voulais pas passer une seconde de plus sur place.
J’y vais. Elle est là, derrière le grillage qui nous dépasse de plusieurs mètres, accompagnée par un couple d’amis. Fini la sono agressive. C’est l’éclairage du stade qui assure la brutalité sensorielle de l’instant. Je veux pas y passer du temps. Y’a cette tachycardie ventriculaire que j’ai pas résolu et qui peut d’une seconde à l’autre fracasser son débit cardiaque, ces artères à déboucher sur le plateau technique de BigCity, ces mots que j’ai déjà prononcé et dont je sais qu’une infime partie sera comprise et retenue dans le contexte le plus stressant qui puisse être pour elle.
«Son cœur est reparti, Madame, mais rien ne permet de dire qu’il ne se ré-arrêtera pas et ce malgré tout nos efforts. Et puis y’a son cerveau. Impossible de prédire si il pourra un jour se réveiller.»
Le grillage qui nous sépare. La lumière froide et puissante des spots XXL. Mes mots. J’ai la sensation d’une immense violence assenée à cette pauvre femme.
«Envoyez lui votre énergie».
Je m’assure que ses amis la conduiront à BigCity, l’entourant tout au long de la route, quelle que soit l’heure de la nuit.
En arrivant dans l’appareil, ma synapse fait tilt. Il est sédaté, pourquoi s’embêter avec un calcul posologique ? Une châtaigne, et zou. Un choc électrique réduit le trouble du rythme. Durablement.
Nous administrons quelques détails médicamenteux supplémentaires le temps de se poser à GrandHopital. L’ECG s’est normalisé. Direction la table de coro quand même. Là, CardioRéanimatrice Préférée nous attend. Comme quoi elle avait raison. Mes premiers mots sont : «il a randonné dans la journée». Durant mes transmissions orales, les équipes s’affairent à installer le patient. Que tant de boxon fait réagir. CardioRéanimatrice double les doses de ce qui fait faire dodo, palpant le pouls, et ravie se tourne à nouveau vers moi. Si après 1 bonne heure d’arrêt cardiaque t’as besoin de posologies équines de sédation, et que sans seringue électrique d’adrénaline ou une de ses copines la tension est bonne, c’est que les secouristes et l’équipe SMUR ont envoyé sévèrement du foin sur place.
Nous partons et sur le trajet retour vers la base SMUR je confie à Vroumette que ma précipitation auprès de Mme G. me semble inhumaine. Elle me conseille de l’appeler sur le numéro que j’ai noté sur un coin de papier. Oui mais je ne veux pas donner de faux espoir. «Juste pour dire qu’on est bien arrivés». Vroumette m’a vu grandir d’étudiante à smurette sénior. J’appelle. Boite vocale. Je ne laisse pas de message.
Le temps de redonner une dignité au sac de matériel, nous repartons en intervention.
Les nouvelles arrivent progressivement au fil des heures puis des jours.
La gazo prélevée à notre arrivée est excellente. La coro est normale, pas d’artère bouchée. Après plusieurs heures d’une remarquable stabilité, le cœur de Mr G. récidive les mauvaises plaisanteries rythmiques. CardioRéanimatrice Préférée n’a pas l’intention de se laisser impressionner et dégaine l’ECMO. Ah, il fait moins le malin, le cardiomyocyte fibrillant, hein ? Pendant les jours suivants, tous les bilans de la Création sont réalisés. Négatifs. Une microzone de cœur pourvoyeuse d’anomalies rythmiques est traitée par la destruction. Faut pas déconner. Mr G. gagne son gadget pour sonner aux portiques aéroportuaires, un défibrillateur implantable. Dans la foulée, l’ECMO est suspendue au regard du bon travail effectué par le cœur du patient. La soupe-qui-fait-faire-dodo aussi.
J8. Vroumette m’appelle : «Il se réveille. Il parle. Il sait quel jour on est.»
Fouillant dans les archives informatiques du SAMU, je trouve le numéro des secouristes. Explique, longuement. Tous ces mots médicaux ne leur sont pas familiers. Ils sont cadres, agriculteurs, étudiants, chômeurs, employés municipaux. Longues explications. Félicitations, surtout.
C’était la première fois qu’ils pratiquaient un massage cardiaque sur autre chose qu’une grande poupée en plastique.
Le SAMU et le CHU peuvent avoir les meilleures équipes du Monde [ce qui dans le cas présent, est vrai 😉 ], si notre travail est possible, si cet homme a survécu, c’est parce que des bénévoles formés aux premiers secours sur des poupées géantes se sont précipités pour administrer immédiatement un massage cardiaque et ont mis en place un défibrillateur semi-automatique.
J’ai revu Mr G. par hasard. Il a pour consigne de faire le 15 au moindre pet de travers et atterrit aux Urgences au moindre doute. Nous autres urgentistes sommes joueurs, mais quand même. Il va très bien. Il fait du sport tous les jours. Aucune séquelle neurologique ni autre.
C’est avec son autorisation que je publie aujourd’hui son histoire. Afin de vous convaincre d’aller passer quelques heures pour apprendre les gestes qui sauvent.
De nombreux organismes dispensent des formations.
C’est si simple qu’un enfant de 10 ans y parvient sans problème *. Et ça peut rapporter gros.

Le jeune âge et le port de Tshirt rose n’empêchent pas d’apprendre à pratiquer les gestes qui sauvent. [NDLR : Ma gamine, alors âgée de 8 ans]
[* : Dans mon village, à l’initiative d’enseignants et de l’association de parents d’élèves, une association de secourisme & Bibi forment les enfants de CM1 et CM2. Dans ce joli village, tous les gosses savent désormais masser, alerter, défibriller. Sur la cadence que l’on apprend : celle de Staying Alive]