L’ennemi.
Les ennemis, y’en a plusieurs en fait. Au boulot, j’entends. Y’a la douleur des patients. Contre laquelle nous avons plusieurs armes, et parfois faut dégainer un arsenal assez costaud. Voir «Les lois de la physique». La douleur physique ou morale, d’ailleurs. Y’a aussi, dans le même genre, la nausée. On a c’qui-faut aussi. Y’a la dyspnée, c’est à dire la gêne respiratoire. C’est super désagréable la dyspnée. Enfin il parait, parce que moi, ça m’est jamais arrivé. Là aussi, j’ai du matos. Y’a des trucs qui sont plus des «parasites» que des ennemis. La connerie par exemple. La connerie c’est pas l’ennemi n°1, ni 2, hein, on sort jamais pour «connerie aiguë». Alors que pour faire une analgésie et taper sur une douleur aiguë, à la matraque opiacée, ça oui. Idem pour la dyspnée. Non la connerie c’est plus un truc qui peut nous empêcher de gagner contre l’ennemi du moment. Par exemple la connerie du crétin qui ne laisse pas passer les véhicules de secours parce qu’il estime que le fait qu’il aille faire les courses à Lefour, c’est au moins aussi urgent. Là où c’est particulièrement vicieux, la connerie, c’est que ça peut s’immiscer dans ta propre tête. De préférence quand tu t’y attends pas. Et du coup, de ce qui n’était qu’une erreur de jugement (par exemple sur la cause d’un symptôme), sans forcément de gravité, et bien la connerie elle te fait t’enfermer dans un raisonnement stérile et ça finira par nuire au patient. Oh y’en a d’autres, des parasites. La paresse, la malchance, la météo, …
L’ennemi n°1, c’est la grande dame en noir avec une faux. La faucheuse. La mort. Je ne sais pas si nos habits ne sont pas blancs pour s’y opposer symboliquement et colorimétriquement parlant. Y’aurait la dame en noir, et face à elle, sur le ring, la dame en blanc. La «dame» en blanc pouvant être «la médecine» ou ses représentants terrestres, nous. La dame en noir elle a une faux, et moi j’ai toute une panoplie de joujoux : des médicaments, des trucs creux (perfusion, sonde d’intubation, …), des techniques, du matériel électronique, enfin bref tout un tas d’accessoires. À sa décharge, c’est vrai qu’en termes d’accessoires, elle fait soft, la dame en noir. Au boulot je la vois tous les jours, la dame en noir. Parfois plusieurs fois par jour. Ou par nuit. D’ailleurs, elle est tout le temps de garde, la dame en noir. La pauvre ! Ça doit être épuisant. Je la vois si souvent que j’ai l’impression qu’on commence à se connaitre un peu, elle et moi. Nos rencontres sont des matchs. Je n’ai jamais eu l’esprit de compétition. Mais là, quand je joue contre elle, un peu, oui, j’avoue. Le plus intéressant c’est quand le match est tendu. Qu’y’a du beau jeu, de part et d’autre. Parfois elle a gagné d’avance. C’est un peu nul de sa part, c’est pas fair-play, qu’on arrive, là, comme ça, et que le type soit déjà raide. Non, franchement, c’est pas jouer, ça, Madame la Faucheuse. C’est même pas comme mettre un ace. Non franchement, c’est comme d’avoir triché et gagné la partie d’avance. Bon c’est vrai que parfois c’est l’inverse. Le type va très bien, très bien de chez très bien, elle a même pas eu le temps de faire son numéro-qui-fait-peur en agitant sa faux, même pas il a des chances de mourir le gars.
Dans un vrai match contre la grande dame en noir avec sa faux, dès le départ tu sens que t’as plus ou moins de chances de gagner la partie, mais que dans tous les cas ça va pas se faire tout seul, qu’il va falloir dégainer la panoplie, et que même quand t’auras l’impression que là, c’est bon, elle peut toujours te faire un de ses sales coups de pute qui te font perdre toute ton avance en un seul instant. Certaines fois c’est tendu tendu, tu sais que tu le tiens, le patient, mais à bout de bras et sur le fil du rasoir. Parfois tu sais que ta seule chance de gagner, c’est de courir comme un taré jusqu’à l’hôpital où une technicité et des équipes armées jusqu’aux dents pourront tenir tête à la dame en noir. Alors tu cours. Et tu la vois, à travers la fenêtre de l’ambulance, te courir derrière. C’est là que la connerie du crétin qui veut aller faire ses courses et qui ne voit pas pourquoi tu passerais devant lui avec ton gyrophare et tes pim-pom-pim-poms se pointe. Non parce que si elle se pointe quand t’as un tout petit peu plus le temps, c’est pas drôle. Parfois c’est un beau match, vraiment. T’arrives, le patient va pas bien, il est pas tout rose du tout. Tu commences à le soigner. Et là, pim, il dégoupille sur autre plan. Toi, méfiant comme une belette, t’avais anticipé, et hop tu ouvres le robinet du médicament injectable qui était déjà préparé et branché sur la perf. Quelques instants de répit, et paf, il part en vrille dans un autre sens. Vous n’imaginez pas le nombre de sens dans lesquels les patients peuvent partir en vrille. D’ailleurs, comme je le dis à mes étudiants, la maladie, par l’intermédiaire du patient, est fourbe par nature et attendra que vous ayez le dos tourné pour vous en faire une belle. Donc il part en vrille. Qu’à cela ne tienne, pim pam poum et vas-y que j’te fais tel ou tel truc compliqué, et heiiiin qu’elle fait moins la maligne, la faucheuse. Elle croyait m’avoir comme ça ? Pfffff. Et ainsi de suite. L’intervention a duré 1h, dont 20 minutes pour aller jusqu’au patient, 15 à 20 minutes pour le «techniquer» et le «conditionner» sur place, 20 à 25 min pour aller de chez lui à l’hôpital. T’arrives, t’as cramé 5000 calories, ton sac de matériel ressemble à un pays pauvre après le passage d’un cyclone, le patient a 10 électrodes, 4 tuyaux, 4 machines électroniques branchées, et la porte vitrée du sas de l’hôpital s’est fermée sous le nez de la dame en noir. Et de là, tu la regardes, en lui tirant la langue comme un sale gosse moqueur, lui lançant : «nananananère !!!!».
ma dame en noir est un jeune homme en blanc (peut être le jeune interne qui se penchera sur moi le moment venu )(http://le-rhinoceros-regarde-la-lune.over-blog.org/article-nuit-blanche-44823199.html) bravo pour ce billet (j’ai du retard de lecture ici )
« Ô douleur ! Ô douleur ! le Temps mange la vie,
Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur,
Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »
Ce grand Charles Baudelaire a toujours eu l’art et la manière de faire de notre boue, un monticule d’or. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ces vers en lisant. Le ridicule poète amateur que je suis va s’en retourner à ses cours de médecine, en baissant la tête. Courage Docteur, de votre combat permanent, nous vous soutenons à chaque instant ! Faute de pouvoir faire mieux … pour l’instant …