Gargamel part en inter

Les véhicules de secours sont équipés de systèmes de navigation GPS.

J’emmène toujours Gargamel avec moi en inter, dans le véhicule. Selon les cas, je ne le sors pas du véhicule. Ou je le prends mais je ne l’utilise pas. Et puis il y a toutes les fois où il m’est bien utile. C’est pour ça que j’ai Gargamel.

Mr Smurf va sur sa soixantaine. Il a bien profité de la vie, enfin en tous cas pendant ses 45 premières années. Bon vin, tabac, bonne chère, épouse charmante. À part 3 magnifiques enfants, la vie ne le lui a pas rendu. Mr Smurf est insuffisant respiratoire mixte. Obstructif sur sa broncho-pneumopathie-chronique-obstructive post-tabagique, restrictif sur son obésité. Mr Smurf ne respire pas «bien» depuis plusieurs années. Oui mais là, depuis 3 jours, c’est pire. Et depuis cette nuit, c’est pire-pire. Et depuis 2 heures, c’est pire-pire-pire. Il ne peut presque plus parler. Le pauvre homme est seul à la maison, son épouse travaille loin-loin. Deux de ses enfants habitent dans les environs, mais eux aussi travaillent. Il compose le 15. Arrive difficilement à donner son adresse. Inutile pour lui de préciser le motif de son appel, ça s’entend.

En cas de difficultés respiratoires, faites le 15.

Mr Smurf a besoin d’un SMUR. Spéciale dédicace aux fans de jeux de mots à la con. Ça tombe bien, la régul lui en envoie un. Après quelques kilomètres et virages sur la route, bordée de champs, qui se prêterait bien à une balade bucolique oui-mais-là-on-a-pas-le-temps, nous arrivons. Mr Smurf est dans sa chambre d’appoint. Au rez-de-chaussée de la maison. Ahhh, en voilà une bonne nouvelle ! On peut accéder à la chambre par la porte fenêtre qui s’ouvre sur le jardin. Deuxième bonne nouvelle. Mr Smurf va mal. Oui, deux bonnes nouvelles d’affilée, ça me paraissait louche aussi. Il est allongé, un peu «en vrac» sur son lit une place. La pièce est étroite, jonchée de meubles et de ses affaires. Pour en avoir discuté après, mon ambulancier et moi, arrivés les premiers, avons vu les mêmes choses et pensé au même problème. Cette pièce, et ce patient. Bleu en sueurs. Où est-ce qu’on va pouvoir le mettre pour le masser si il tape l’arrêt ? J’aime l’idée que nous partagions ces pensées, anticipations et réflexes pratico-pratiques. En un seul regard. L’équipe se déploie, et déploie son matériel, autour de Mr Smurf.

L’équipe SMUR-Gargamel arrive au plus vite. (Photographie réalisée par un radar automatique.)

Mr Smurf est sur son lit, couvert de sueurs, cyanosé. Y’a les cyanoses discrètes, périphériques. Pour ceux d’entre vous qui ne fréquentent pas les cabinets médicaux et les hôpitaux  ni pour eux-mêmes, ni pour les autres, un bon exemple de cyanose périphérique c’est l’enfant qui s’amuse tellement dans la piscine qu’à la fin il faut lui dire de sortir de l’eau. «Allé, viens te reposer maintenant, tu as les lèvres bleues». Et les ongles, aussi. Bon mais ça c’est pas un bleu soutenu. C’est un bleu très léger. Et puis c’est un bleu périphérique. Mr Smurf est bleu, bleu. Comme un schtroumpf. Sa respiration est courte, rapide. Il tire, il balance. Lui demander de gaspiller de l’air pour parler équivaudrait à le tuer. Il est, bon point, encore parfaitement conscient. La «carbonarcose» ne l’a pas encore fait sombrer dans le coma des schtroumpfs.

Le premier geste que nous effectuons, c’est de l’asseoir. En calant des coussins, et un pompier, puisque ces messieurs viennent d’arriver. Ensuite, chacun à son poste. Actions simultanées. Les pompiers, sauf le valeureux-malheureux qui sert de coussin, dégainent du matériel, déplacent les meubles, préparent l’accès pour sortir Mr Smurf de là, quand ce sera le moment. L’infirmière déploie des prodiges de trouvage de veine pour placer une perfusion. L’externe défie la physique de la matière en arrivant à coller quelques électrodes sur la peau ruisselante du patient, place le brassard à tension et le saturomètre, allume la télévision-des-SMUR-et-des-Urgences : le scope. «Si vous attendez, c’est parce que d’autres regardent la télé», dit une affiche dans la salle d’attente des Urgences. L’ambulancier, qui a préparé le matériel de perfusion pour le tendre à l’infirmière pendant que je mettais un rapide coup de stétho au patient, branche l’oxygène sur le respirateur, monte le circuit. J’allume la machine, je fais les réglages. Tout en expliquant au patient.

Je n’ai pas envie de l’intuber ce patient. Non, pas parce qu’il ne mérite pas une assistance respiratoire. Au contraire. Devant ce type de patient, «tu sais quand tu l’intubes, tu sais pas quand tu l’extubes.» Parfois jamais. Le tuyau apporte une amélioration facile et rapide. Puis son lot de risques et de complications. Parmi elles, la méchante PAVM, puisqu’il faut illustrer mon propos par un exemple. La pneumopathie-acquise-sous-ventilation-mécanique. En gros, la méchante-vilaine pneumonie, avec un microbe très méchant dur-à-cuire-résistant, qui ne fait qu’une bouchée de l’organisme fatigué du patient. Qu’il faut combattre à l’arme thermonucléaire, l’antibiothérapie avec plusieurs antibiotiques très puissants, à des doses qui sont le quintuple des doses usuelles. Sans que ça soit une garantie de succès. Donc non, j’ai pas envie de l’intuber ce patient. Si je n’ai pas le choix, j’y viendrai, mais j’ai le choix.

Je fais les réglages. «Est-ce qu’on vous a déjà mis un masque qui pousse l’air pour vous aider à respirer, Monsieur ?». Le patient me fait «Non» avec les yeux. «Alors, je vais vous expliquer. Vous allez voir, ça fait bizarre au début, mais je vous promets que ça va vous aider [Oui je sais, c’est mal de promettre. L’échec existe.]. Je vais vous appliquer un masque sur le visage, et vous, vous allez respirer dedans. TOUT se règle, Monsieur. Au début, vous allez respirer avec les réglages que je suis en train de faire, pendant 1 ou 2 minutes. Il ne faudra pas parler et bien respirer dans le masque. Ensuite, je vous poserai des questions, pour pouvoir régler la machine selon VOS besoins, et vous me ferez signe de la tête pour y répondre par oui ou par non. Progressivement nous affinerons les réglages de la machine ensemble, pour que l’aide qu’elle vous apporte vous convienne au mieux.» La VNI, Ventilation Non Invasive, c’est magique. Je kiffe la VNI. Ça ne marche pas sur tout, bien sûr. Ça ne marche pas toujours. Parfois, ça marche mal. Mais quand on est en présence d’un cas comme celui de Mr Smurf, ça vaut le coup de l’essayer. Généralement, ça marche. Et c’est spectaculaire. En quelques minutes, ça transforme littéralement les patients pour lesquels, avant l’apparition d’appareils permettant d’en faire, on ramait laborieusement pour obtenir un résultat pathétique. Une des principales causes d’échec de la VNI, surtout en «préhospitalier», c’est la «non-compliance» du patient. Le système, c’est, pour la partie «patient», un masque, appliqué fermement sans fuites sur le visage (il existe d’autres «interfaces»), qui détecte les efforts inspiratoires du patient, délivre de l’air (avec + ou – d’oxygène selon les réglages) sous pression pour «aider» le patient à inspirer, mais également, pousse de l’air pendant que le patient expire. Et c’est ça, ce qui s’appelle une Pression Expiratoire Positive (PEP), qui est à la fois indispensable, et à la fois très très désagréable. J’invite les étudiants en médecine et les médecins qui n’ont jamais fait l’expérience de la faire. Je l’ai fait. Pour «comprendre». C’est sans danger (avec des réglages softs et en l’absence de pathologies contre-indiquant la technique). Et c’est extrêmement désagréable. Vous voulez expirer, et cette saleté de machine vous pousse de l’air sous pression dans le masque en même temps. Il est donc indispensable d’expliquer aux patients que ça va les aider, et que tous les paramètres sont réglables. La proportion d’oxygène (FiO2), la sensibilité de la machine pour détecter les efforts inspiratoires du patient (trigger), la pression de l’air poussé pendant l’inspiration (AI pour Aide Inspiratoire), et la PEP.

Premier geste devant un patient dyspnéique :
l’asseoir

Les paramètres vitaux initiaux de Mr Smurf sont pourris. J’applique le masque sur son visage, le tenant moi-même dans un premier temps. Je ne mettrai les attaches élastiques que plus tard, quand ça ira mieux. Mr Smurf respire dans le masque. Je lui laisse une grosse minute. Mes réglages initiaux sont «softs», je sais qu’il faudra les modifier. Softs pour éviter les rares complications, et optimiser l’acceptation du système par le patient. FiO2 élevée ; AI, PEP et Trigger bas. «Monsieur, est-ce que vous voulez que la machine vous donne plus d’air ?». Débute une conversation par hochements de tête et questions fermées. J’augmente l’aide. J’attends. Je repose la question. Puis, petit à petit, l’oiseau fait son nid. Plus d’aide, plus de PEP. Les courbes affichées par le respi sont magnifiques. J’encourage le patient. «Waouh, vous vous débrouillez super bien !». Je commence à baisser la FiO2. En quelques minutes, Mr Smurf est transformé. Ce n’est plus le patient que j’ai rencontré 10 minutes plus tôt. Non. C’est Mr Smurf reloaded. Fini la bleu-itude. Fini les signes de lutte. Il sourit, dans son masque. La télé nous confirme ce que nous voyons en regardant le patient. Ses paramètres vitaux sont parfaits. Allé je monte un peu le Trigger pendant qu’on s’installe pour aller jusqu’au camion des pompiers, puis jusqu’à l’hôpital ; histoire que le respi ne prenne pas chaque mouvement du brancard pour un effort inspiratoire débutant du patient, lui balançant dans le masque un bol d’air sous pression qu’il n’a pas demandé.

On roule. Pendant le transport, Mr Smurf rit à nos plaisanteries. Une jeune sapeur-pompier, l’externe, l’infirmière et moi taquinons un des pompiers, celui qui a été le coussin du patient, et dont la tenue est couverte des sueurs du patient. Le patient va tellement mieux que, comme souvent avec les succès magistraux de la VNI, le médecin qui nous accueille ne me croit pas quand je lui dis que le patient était bleu-schtroumpf une demi-heure avant. Je ne prends pas de photos des patients pour appuyer mes dires après. Ça serait déplacé, non respectueux («Bonjour Monsieur, oh, vous respirez vraiment mal, mais souriez !» Cliiiic), et puis j’ai pas que ça à faire. J’ai les réglages de Gargamel à faire.

Gargamel, c’est mon respi.

P.S. Merci à mes enfants pour m’avoir prêté leurs jouets afin d’illustrer ce billet 🙂

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21 commentaires pour Gargamel part en inter

  1. nfkb (@nfkb) dit :

    Je suis complètement d’accord avec toi sur le fait qu’il FAILLE que les médecins prescripteurs de VNI et les IDE qui en installent fassent un jour une séance de VNI. Ca permet de vraiment comprendre qu’il FAUT démarrer avec une aide et une PEP toutes petites.

    Au début je ne mets même pas d’AI juste la PEP.

    Par contre je ne suis pas d’accord avec toi sur les réglages du trigger. J’ai plutôt tendance à le laisser élevé pendant la période d’installation (mix fuites et hoquetage du patient = nouveaux cycles dans la face) et même ensuite pour limiter les auto-déclenchements liés aux manipulations du circuit et/ou la condensation pouvant arriver ensuite. Le trigger selon les marques, il y a des subitilité mais pour moi c’est plus 0,5 / 1 l/min que 0,3
    Ensuite, je comprends la volonté de vulgarisation mais je ne dirais pas que la PEP correspond à pousser de l’air pendant l’expiration…

    C’est quoi le pedigree de Gargamel ?

    ciao

    • docadrenaline dit :

      Pour le trigger, quand je dis « bas », c’est apparemment déjà plus que ce que mettent mes collègues. Disons que c’est « bas » pour moi. Plus bas qu’après.
      Pour la PEP, oui c’est un raccourci, mais déjà que je me suis retenue de dire pourquoi il fallait en mettre une, …
      Gargamel est présidentiel ;-). Jusqu’à présent je ne lui donnais pas de surnom, sauf « Ducon » quand il alarme alors qu’il est en veille dans le coffre de la VL lorsqu’on coupe le courant du véhicule, mais j’ai trouvé ça en écrivant ce billet et du coup je crois que ça va rester.

      • nfkb (@nfkb) dit :

        la « petite » PEP dans les bronchospasmes inflammatoires ça ne sert pas à grand chose, la PEP intrinsèque est plus élevée que la PEP extrinsèque non ? Enfin bon ce sujet est source de moults débats… (Waterfall effect)

        Après si tu as des arguments de décompensation mixte, là on revient à notre ami Guyton.

        good night

      • docadrenaline dit :

        Oui au début je mets une PEP dont je sais que le niveau n’arrive pas aux chevilles de l’auto-PEP des patients. Mais, surtout au domicile, c’est ça ou ils te balancent le masque dans la gueule et là t’as gagné eto-celo-tuyau. Donc je commence à 4, et puis je monte.

  2. nfkb (@nfkb) dit :

    ah flute j’ai fait de la crotte

    je voulais préciser que mon discours tenait surtout en VAC.

    En VS Ai-PEP on peut espérer que la PEPe aide le patient à dépasser sa PEPi pour déclencher mais globalement je crois que c’est surtout l’o2 et l’AI qui aide le diaphragme et le coeur fatigués

  3. nfkb (@nfkb) dit :

    et fais moi plaisir, mets-y un peu de ket lors de ton intubation à ce patient là 🙂

    faut que je me barre je commence à faire mon anest à deux balles, à plus

  4. bichemkde dit :

    J’aime…j’adore…ce que je peux faire aussi en réanimation avec des patients limites. La pédagogie, expliquer au patient le pourquoi du comment en quelques mots permet l’acceptation de la machine et un vrai travail du patient avec le respi et non contre le respi.
    J’ai testé sur moi la VNI et effectivement la PEP est ce qui « gêne » le plus…
    Au niveau réglages, j’aurai pensé plutôt à mettre, pour démarrer, une aide à 8 environ (ce qui correspondrait à la résistance de la tuyauterie) et une PEP basse voire nulle pour l’augmenter au bout d’une minute progressivement suivant ton schéma et en fonction des paramètres du scope et des courbes débit/volume du respi.

    En tout cas, j’adorerais bosser avec toi, c’est clair!

  5. bichemkde dit :

    C’est assez souvent en effet en réa sauf réveil difficile avec agitation ou poumons en SDRA nécessitant les curares

  6. Rituximab_oul dit :

    J’aime tes posts! Comme un bonbon schtroumpf volé dans une boîte qu’on prends le plaisir de faire fondre dans la bouche. Et ton jeux de mot Smurf Smur est très bon!
    Encore! Encore!

  7. Il y a 4 ans, ma fille alors âgée de 6 semaines a été sous PEP en réanimation pendant quelques jours (grosse infection au poumon). Le système est impressionnant (casque en mousse, tubes dans les narines) mais rien à côté du sac plastique scotché autour de son cou, méthode artisanale utilisé quelques heures plus tôt par les urgences pour pallier au manque de masques adaptés à la taille mini. Par contre, si à l’époque j’étais toute à la joie de l’efficacité du système, je suis ravie de n’apprendre qu’aujourd’hui qu’il est si désagréable 🙂

  8. drkalee dit :

    Je me rappelle avoir essayé l’appareil à VNI quand j’étais aux urgences, et je trouve que ça fait un peu le même effet que d’essayer de respirer avec la visière ouverte en roulant à moto à 130km/h sur l’autoroute, le vent en pleine face… Fort désagréable!!

    • docadrenaline dit :

      C’est ça. + le fait que personnellement j’ai du mal à supporter d’avoir un truc sur le visage, même par grand froid …
      Je comprends que les patients aient du mal.
      Cependant cela se montre tellement efficace et évite ainsi tellement d’intubations que c’est un moindre mal. Je n’aime pas avoir quelque chose sur le visage, mais je ne suis pas sûre que j’apprécierais d’en avoir un dans les voies aériennes !

  9. Gargamelle dit :

    Gargamelle c’est moi. Et oui a l’État civil aussi on a de gros choc et des espoirs déçus.

    Mais je vous rassure ce n’est que mon troisième prénom.

  10. Youenn dit :

    C’est le même principe que la C-pap des minuscules en néonat ? Parce que du coup l’avantage, c’est que comme ils ne savent pas trop comment respirer, ça ne leur fait pas bizarre à eux.

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