Gourmandise

C’est vrai que je vous plombe régulièrement le moral, avec mes billets pas-doux. Enfin ceux qui vous parlent de mon métier. Forcément. Les «grosses» inters, celles pour lesquelles y’a des choses à raconter, concernent pour la plupart des patients dont l’état est grave. Et du coup, ça se finit pas toujours comme dans un conte de fée. Supposant qu’il doit bien y avoir un quelconque index barométrique du moral des français alertant comme quoi celui-ci est au plus bas, je vais essayer de varier de mon désormais traditionnel «c’était grave, on a fait ci, ça et ça, et il est mort, ou mal barré».

Parlons d’un de mes petits défauts préférés, la gourmandise. [Démon de la gourmandise : «Quoi ? Oui ? On m’a appelé ?»].

Nous étions à MachinVille, petite bourgade assez éloignée. Éloignée de quoi ? Ben de là où nos jolis véhicules blancs et bleus sont garés, et nous prêts à bondir dedans. Arrêt cardiorespiratoire, massage cardiaque entrepris par les témoins, relais par les pompiers, SMUR : asystolie (= tracé plat sur la télé), perf, adrénaline, intubation, tralali, tralala, aucune reprise, au bout d’un certain temps : stop la réa, certificat de décès. [Démon des remarques cyniques : «En effet, quelle histoire joyeuse !»]. Attendez, ça ne s’arrête pas là.

Donc, l’estomac vide et smuresquement bredouilles, sur ces entre-faits nous nous mettons en route pour rentrer, sachant que c’est le feu au CRRA. À peine quelques kilomètres de roulés, et voilà-ti-pas que la radio se met à chcreuchcreuter. «Vous êtes où ?» nous demande notre interlocuteur. Et de nous confier une autre mission, à MachinVille. C’est là que tu regrettes pas d’avoir traîné 5 minutes de plus sur place. Demi-tour, olé ! Tous bleus dehors, nous nous rendons à 10 malheureux kilomètres de là.

Arrivée chez Mr & Mme Jèmlepoulé, heureux couple de quinquagénaires sans soucis de santé particuliers, où nous attendent les mêmes pompiers que précédemment, on change pas une équipe qui perd. Mr Jèmlepoulé aime tellement le poulet, qu’il a gobé, sans le mâcher, un gros morceau de … lapin, je crois. Mais étant également terriblement étourdi, il s’est trompé ! La portion est allée tout droit dans ses voies aériennes, ce qui est nettement moins intéressant gustativement et nutritionnellement parlant. En effet, le poids moléculaire du lapin ne lui permet pas de traverser la membrane alvéolocapillaire avec autant de facilité que l’oxygène le fait, ce qui limite l’intérêt d’inhaler du lapin, du poulet, et tous autres types de viandes.

Par contre, le lapin, à l’instar de la plupart des autres aliments, peut très efficacement boucher tout ou partie des voies aériennes. Ce qu’était en train d’expérimenter Mr Jèmlepoulé à notre arrivée, sur le mode «partiellement bouché». Notre patient respirait donc encore, mais plutôt mal bien que sa saturation fut bonne sous l’oxygène par les pompiers dégainé, était conscient et comprenait nos propos, mais avait déjà la tachycardie-les-sueurs-qui-puent, et au stétho un obstacle a priori plutôt bas et de volume conséquent, à en croire l’absence de murmure du poumon droit et le graillonneux bruit du poumon gauche.

Le temps de préparer matériel et de laisser Buffy, toutes incisives dehors, perfuser le patient, je me permets de m’éloigner de 3 ou 4 mètres, afin d’inspecter l’assiette pour identifier le type de bestiole incriminée. Cet examen autopsique ne me prit que quelques secondes, auxquelles il faut ajouter quelques renseignements glanés auprès de Mme Jèmlepoulé. Je me revois donc quelques instants plus tard, informant un des pompiers que «non mais ça sert à rien d’attendre qu’il te réponde, là, le monsieur, il est pas là !» [ce pompier de MachinVille, pour info, on commence à avoir fait pas mal d’inters ensemble, et on sait qu’on peut se parler franchement sans se «vexer»]. Entre temps, Mr Jèmlepoulé avait sombré dans l’encéphalopathie hypercapnique, ça m’était flagrant, au premier regard. Yeux ouverts, regard vers le ciel, sueurs, pas là.

Bon ben ça tombe bien, je comptais l’intuber, j’avais prévenu la régul que j’allais l’intuber, donc on va l’intuber, Mr Jèmlepoulé-mais-si-c’est-une-sonde-de-7-et-demi-ça-me-va-aussi. Et soyons fous tant qu’à faire, puisqu’on est au rez-de-chaussée et que le camion des pompiers est à 10 mètres, on va s’installer. Ça sera plus «propre» que par terre dans le salon avec les poils de chien angora partout. Donc traînons nous jusqu’au camion, pim-pam-poum aussitôt dit aussitôt fait et pendant ces 45 secondes Buffy et Youpi (l’ambulancier) ont préparé les jouets.

Position demi-assise, préoxygéné plein pot, ambu : prêt, aspiration : prête, pince-on-sait-jamais-que-j’entrevoie-le-coupable : prête, Gargamel : prêt, induction : prête, sédation : prête. Scope : en place, visibilité parfaite, paramètres parfaits. Perf : …. prêtes, Buffy me disant «bah oui j’ai mis deux gris …», oui, j’avais oublié, elle est comme ça, Buffy. Si les veines sont fines et qu’il faut aller vite sans besoin de remplir, elle met un gris. Ou deux. En 2 temps 3 mouvements, elle est comme ça, Buffy.

Bon ben alors, deux gris c’est parfait, poussons l’éto, étomidate pour les intimes, puis la célo (curine, rien à voir avec le curry, enfin je sais pas j’ai pas goûté, mais en tous cas si la célo est couleur curry je dirais qu’il vaudrait mieux éviter de l’injecter, enfin là je sens qu’entre le mojito et le démon de la digression, on est mal barrés, mais je vais tenter de retomber sur mes pattes, pitié le chat donnes moi une leçon en accéléré…), bref, poussons l’induction en séquence rapide [merci le chat], et hop voilà, pim, allongé, et pim laryngo, et ô que vois-je ??? Une glotte magnifique avec un espèce de monstrueux lapin (tellement gros que je me demande si ça fait pas un lièvre entier) [vas-y, attaque, le chat !!!!] et hop la pince, et hop regard dégoûté de Buffy me tendant une poche destinée à recueillir le monstre, rooooh et puis tant qu’on y est, on va quand même le mettre, ce tuyau, hein ?

Quelle bonne idée !!! 98 de capno (pour les non-capnophiles : ça fait quand même pas mal), oui,  on a bien fait. Ça tombe bien, parce qu’en SMURiste demeurée, je l’avoue, si je vois une glotte, et que j’ai une sonde d’intubation dans la main, c’est plus fort que moi, faut que j’intube. Donc roulons roulons, histoire de ventiler Mr Jèmlepoulé correctement, et arrivons en réa avec des paramètres parfaits sur tous les plans. La capno est corrigée, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Changement de couleur de tout le personnel de la réa une fois mon trophée chassé à la pince exhibé.

Mr Jèmlepoulé fut extubé quelques heures plus tard, comme on s’y attendait. [Bon là c’est le stade où je m’aperçois que ce post est nul, mais alors vraiment nul, et où je vais m’empresser de faire porter le chapeau au mojito.]

Donc voilà, une histoire de SMUR qui je le conviens, aurait pu être bien racontée, sauf que là écrire avec 3 g c’est pas facile, mais une histoire de SMUR où le monsieur il serait mouru sans le SMUR à quelques minutes près, et où le monsieur il est rentré chez lui rapidement sans séquelles après. [Comme quoi, contrairement à ce que pensent les types de l’état-civil, je ne suis pas uniquement payée à faire des papiers bleus.]

Une histoire qui nous prouve que le lapin est dans le monde animal, ce que le platane est dans le monde végétal : un être vicieux qui essaie de tuer les gens et qui empêche les SMURs de manger. Mais le lapin n’est pas plus malin que le platane, je dirais même probablement beaucoup moins, et ignore que les SMURs préfèrent sauver des vies que de manger (le lapin n’a pas dû être informé du menu de l’hôpital).

Une histoire qui nous prouve, une fois de plus, que la gourmandise N’EST PAS un vilain défaut, mais que ça peut être bien de mâcher, quand même. On sait jamais.

[Note perso pour plus tard : éviter d’écrire un billet tout en mangeant puis buvant puis étant bourrée.]

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6 commentaires pour Gourmandise

  1. Laug62 dit :

    Tu es vraiment dingomarrante

  2. Doclili dit :

    Mouaaah, j’ai adorée la,physiopath de la non absorption du lapin par les voies aériennes !!!
    Tu fais partie du CLL ? ( comité de lutte contre les lapins ?)

  3. Babeth dit :

    J’adore quand tu écris bourrée!!!

  4. Agathe dit :

    Ou comment, quand on mange du lapin en croyant manger du poulet, on se fait entuber.

  5. Yem dit :

    Du grand docadrenaline!!! L’haleine au mojito était parfaite.

  6. Notyl dit :

    Je peine à écrire tellement je suis écroulé de rire…
    Ça me rappelle vaguement une pub pour un bonbon à sucer (pas de marque), avec un bonhomme un peu flippant dans un costume à grandes zoreilles, en train de dire « Lapin, lapin ! »…

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